Date: 12 décembre 2017
Source: Farmlandgrab
Par: Agnès Sinaï
Les politiques climatiques fondées sur la production d'agro-carburants et les projets de puits de carbone forestiers n'ont pas que des bénéfices. Elles amplifient l'accaparement des territoires agricoles et forestiers dans des proportions sans précédent, selon Sara Vigil, chercheuse universitaire.
Sara Vigil est chercheuse à l'Observatoire Hugo de l'université de Liège (Belgique) et à l'Institut international d'études sociales à l'université Erasmus de Rotterdam à La Haye (Pays-Bas)
Actu-environnement : Quelles sont les causes principales des migrations climatiques ?
Sara Vigil : Les impacts biophysiques du changement climatique sur les migrations proviennent en partie de l'augmentation de la fréquence et de l'intensité des phénomènes météorologiques extrêmes, de la hausse des températures et des sécheresses et de l'élévation du niveau de la mer.
Cependant, il est important de souligner que les causes profondes des migrations ne se trouvent pas uniquement dans ces risques, mais plutôt dans la combinaison des chocs climatiques avec d'autres facteurs économiques, sociaux, politiques, environnementaux et démographiques. L'exposition géographique aux phénomènes climatiques se conjugue avec les vulnérabilités socio-politiques et économiques préexistantes qui transforment les aléas en catastrophes.
Ceci est important à noter car les politiques ne peuvent prétendre traiter l'événement déclencheur sans aborder les causes profondes en tandem. Même dans le cas d'événements naturels extrêmes tels que les inondations ou les ouragans, le fait que les gens bougent ou non dépend de qui est le plus vulnérable et des mesures de protection disponibles (et de qui en profite).
AE : Quels peuvent être les effets des politiques climatiques sur les déplacements de personnes ?
SV : Un nombre croissant et non comptabilisé de personnes sont déplacées non seulement par les impacts biophysiques du changement climatique lui-même, mais aussi - et paradoxalement - par les mesures prises au nom des politiques d'atténuation du changement climatique. Les mécanismes fondés sur l'utilisation massive de terres, tels que la production d'agro-carburants ou les projets de puits de carbone forestiers, sont parmi les principaux moteurs de la ruée mondiale sur le foncier agricole et forestier, d'une ampleur sans précédent depuis l'époque coloniale.
Ces ''accaparements verts'', ou appropriations de ressources naturelles à des fins environnementales, servent à verdir l'image des pollueurs avec des conséquences sociales et environnementales dévastatrices. Bien que ces problématiques ne soient généralement pas reconnues comme faisant partie des débats sur les déplacements de personnes liés au climat ou à l'environnement, leurs liens sont doubles : 1/ lorsque les politiques de changement climatique, comme la construction de grands barrages, conduisent à l'accaparement des terres et à l'expulsion des populations locales ; 2/ lorsque des projets d'atténuation ou d'adaptation aux changements climatiques, comme les plantations agro-industrielles pour la production de biocarburants, détruisent les ressources locales, forçant progressivement les populations à abandonner leurs terres.
AE : Comment les politiques de compensation carbone interagissent avec les populations locales ?
SV : En vertu de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (Ccnucc), les compensations de carbone sont devenues des mesures de plus en plus répandues pour protéger les forêts. Par exemple, le mécanisme de projet Réduire les émissions issues de la déforestation et de la dégradation des forêts (REDD+) crée un cadre permettant aux entreprises et aux gouvernements de toucher une compensation financière pour la protection des forêts. La logique derrière ces initiatives de conservation fondées sur le marché est que des pratiques non soutenables à un endroit peuvent être réparées par des pratiques soutenables ailleurs.
Lorsque des projets climatiques sont mis en œuvre dans des pays où la protection des droits humains est faible ou inexistante, ces projets servent de facto de mécanismes pour légitimer l'expulsion des peuples autochtones et des populations les plus vulnérables, et pour renforcer le contrôle des ressources naturelles placées entre les mains des élites initialement responsables de la déforestation et de la pollution. Lorsque les terres, qui étaient auparavant utilisées pour l'agriculture et le pâturage, sont converties en plantations de biocarburants ou en projets de conservation des forêts, les communautés n'ont guère d'autre choix que de quitter leur territoire.
En créant des incitations économiques qui leur permettent de labelliser ''vertes'' des activités génératrices d'exclusion, tout en légitimant l'expulsion de populations moins génératrices de revenus, le changement climatique est devenu une opportunité commerciale et politique très éloignée des scénarios ''gagnants-gagnants-gagnants'' que les politiques climatiques véhiculent souvent. Ces constats sont corroborés par de multiples études de cas menées au Myanmar (Birmanie) et au Cambodge avec le projet MOSAIC.
AE : Quels sont actuellement les montants des fonds climatiques et à qui profitent-ils ?
SV : La finance climatique est, sans surprise, l'un des sujets les plus sensibles et les plus débattus dans les négociations sur le climat. Fondée sur le principe de responsabilités communes mais différenciées, la Ccnucc exige des pays développés qu'ils fournissent une aide financière et une assistance aux pays en développement. En 2009, lors de la COP 15 à Copenhague, les parties ont convenu de créer le Fonds vert pour le climat, qui est un fonds multilatéral destiné à soutenir les efforts des pays en développement pour relever le défi du changement climatique. Les pays industrialisés se sont engagés à mobiliser 100 milliards de dollars par an d'ici 2020.
Cependant, cet objectif est encore loin d'être atteint avec une feuille de route vague pour sa réalisation ou pour ce qui devrait réellement compter comme financement climatique. Cela a permis, par exemple, aux pays du Nord de ré-étiqueter l'aide au développement préexistante comme ''favorable au climat'' sans avoir à augmenter réellement le montant des fonds supplémentaires disponibles. L'Accord de Paris ne contient pas de feuille de route claire sur la façon dont les fonds seront mobilisés, repoussant à 2025 de nouveaux objectifs financiers. Sans des promesses claires et contraignantes, il n'est peut-être pas surprenant que les pays en développement trouvent d'autres moyens - se montrer complaisants envers les accaparements "verts" par exemple - pour obtenir les fonds qu'ils estiment mériter en tant que pays les moins responsables et les plus touchés par les changements climatiques.
AE : Comment faire en sorte que les plus vulnérables aient accès à ces fonds ?
Faire en sorte que les plus vulnérables aient accès à ces fonds est une question qui va bien au-delà des négociations climatiques elles-mêmes. Sans respect de la démocratie et des droits humains, les fonds climatiques servent de mécanisme d'accumulation du capital et se concentrent entre les mains des mêmes acteurs qui ont permis au changement climatique anthropique de prospérer. Résoudre le problème par les mécanismes qui l'ont créé nous éloignera non seulement de l'engagement des 2°C, mais contribuera aussi à délégitimer la cause vitale du changement climatique. La lutte pour la justice climatique est la même que pour la justice sociale - l'une ne se réalisera pas sans l'autre.
Propos recueillis par Agnès Sinaï, journaliste
Rédactrice spécialisée