Date: 20 mai 2019
Source: Farmlandgrab, Bakel Info
Par: Célian Macé Envoyé spécial à Nadiel (Sénégal)
Le ciel est rouge comme de la brique. En cette fin de matinée, le sable venu de Mauritanie tourbillonne au hasard, pénètre dans les narines, les oreilles, se dépose sur les cils. Aucun arbre, aucun mur n’est là pour lui faire obstacle. Les Peuls ont tiré leurs turbans pour travailler. Ils sont 27 à frapper, arracher, trancher les buissons qui ont poussé au fond du fossé. Comme chaque année, les petits arbustes noueux ont colonisé les canaux d’irrigation. La troupe travaille sous le commandement du respecté Amadou Niama Ba, riziculteur historique de la vallée du fleuve Sénégal. Bénévolement car il s’agit aujourd’hui de dégager les parcelles appartenant au marabout du village. Le canal nettoyé, les jeunes s’assoient dos au vent en silence, les machettes fichées dans le sable. Amadou et le vieux religieux se sont accroupis au sommet d’une butte pour discuter de la saison rizicole à venir. A perte de vue, des rectangles de terre nue encadrés de digues. Dans quelques mois, ce morne désert sera entièrement vert grâce à l’eau du fleuve acheminée par un réseau complexe de canaux principaux et secondaires. Quelque 40 000 hectares de riz ont été cultivés l’an dernier dans la vallée.
Bouchées doubles
La production de riz est devenue un enjeu national à partir de 2007, quand la soudaine hausse des prix mondiaux a provoqué une crise alimentaire dans tous les pays de la région, faisant éclater des manifestations violentes à Dakar. Le Sénégal se découvre alors particulièrement vulnérable. Il est l’un des premiers importateurs de riz du continent. La céréale constitue la base de l’alimentation des Sénégalais, qui en consomment en moyenne 85 kilos par an et par personne.
Le président de l’époque, Abdoulaye Wade, réagit en lançant un ambitieux programme de mécanisation de l’agriculture et de rénovation des périmètres de la vallée du fleuve : 60 % de la production nationale provient de cette région où l’on pratique la riziculture irriguée. La riziculture pluviale, dans le sud du pays, a un rendement plus faible. En 2012, le Président, Macky Sall, successeur de Wade, met les bouchées doubles. «Nous avons réalisé l’autosuffisance en riz», clamaient les méga-affiches de campagne pour sa réélection, le 24 février. Le slogan est mensonger (selon les chiffres officiels, la production était de 1,1 million de tonnes en 2018 pour un objectif de 1,6 million de tonnes), mais l’intention est là. Ces dernières années, les sacs estampillés «riz de la vallée» sont apparus dans toutes les boutiques du Sénégal aux côtés des sacs vietnamiens, indiens ou brésiliens.
Quelques kilomètres en amont des terres du marabout, Amadou a inondé et semé ses premières parcelles, en ce mois de février, au début de la saison sèche, la plus productive. Il possède 300 hectares de rizières. «Je n’ai jamais fait appel à un ingénieur ou à un géomètre de ma vie, se félicite-t-il en observant le niveau de l’eau, courbé sur sa diguette, les mains appuyées sur les genoux. Je dessine des plans moi-même, j’étudie les dénivelés à l’œil nu pour l’irrigation gravitationnelle, je construis les vannes, les écluses…»
«Vivre de sa sueur»
Son entreprise est organisée de façon pyramidale. Une vingtaine d’ouvriers agricoles vivent pendant toute la saison dans les champs. Six contremaîtres les dirigent et pénètrent parfois dans la pénombre du salon d’Amadou pour prendre des instructions ou demander des conseils. Deux superviseurs - des membres de la famille - effectuent des tournées quotidiennes d’un périmètre à l’autre. Eux ont le privilège de dormir à la maison. Le téléphone d’Amadou sonne sans arrêt. Il ne cesse de s’informer, ordonner, régler des différends, solliciter un prêt, louer une parcelle, juger, gronder. Parfois, il met son téléphone «en avion» pour dormir une heure. L’une de ses épouses le réveille avec un thé corsé. «A partir de 5 hectares, un homme peut vivre de sa sueur», dit-il en attendant la deuxième tournée, couché sur un tapis. L’immense majorité des riziculteurs de la vallée ne possèdent que des microsuperficies. Deux, trois, parfois un demi-hectare. Amadou fait figure d’exception. «Il nous faut miser sur l’agriculture familiale», estime Amadou Thiam, responsable de la Société d’aménagement et d’exploitation des terres du delta (Saed). Les grands exploitants privés étrangers ne sont acceptés qu’au compte-gouttes. «La Compagnie agricole de Saint-Louis [une société française qui s’est installée il y a six ans, ndlr] s’est vu octroyer 2 500 hectares, les terres les plus difficiles, qui avaient été abandonnées par les locaux, explique l’administrateur. Ils ont investi énormément pour creuser de nouveaux canaux, dont l’usage bénéficie aussi aux parcelles situées à proximité. Mais un groupe marocain qui avait des vues sur 10 000 hectares a été retoqué, sur intervention directe du président Macky Sall.»
Pour permettre aux paysans de la vallée de se développer, l’Etat a consenti à une annulation pure et simple de leurs dettes, qui s’élevaient à 20 millions d’euros. La superficie cultivée a progressé de 12 000 hectares et 13 000 autres ont été réhabilités. «L’objectif est la double culture intégrale, c’est-à-dire que la même parcelle serve deux fois dans l’année : pendant l’hivernage et pendant la contre-saison, détaille Ousseynou Ndiaye, président du Comité interprofessionnel de la filière riz (Ciriz). Mais cela demande davantage de machines car, à la main, il est impossible de finir la première récolte à temps pour lancer la seconde.» Les moissonneuses-batteuses sont subventionnées à hauteur de 60 % : elles permettent de récolter 3 à 4 hectares par jour. Les hommes, eux, mettent deux semaines pour ramasser un hectare.
Amadou a bien sûr fait l’acquisition d’une machine. Elle est garée à côté des tracteurs (eux aussi subventionnés) dans son parc réservé aux véhicules. La nuit est tombée sur Nadiel, son village, non relié au réseau électrique. Le petit feu du gardien solitaire fait danser les ombres du matériel sur les murs en parpaings de la propriété. «La production, les surfaces, le rendement augmentent, c’est indéniable, commente Amadou en inspectant à la lumière des phares les stocks d’engrais tout juste livrés. Mais encore faut-il qu’on puisse vendre notre riz.»
La commercialisation du riz sénégalais est en effet un casse-tête, qui occupe une grande partie du temps d’Ousmane Mbaye, à la tête de la direction du Commerce intérieur. «C’est une denrée très sensible, la fiscalité sur le riz est une matière explosive, sourit le jeune fonctionnaire, qui reçoit dans son bureau de Dakar. Pour favoriser le riz local, nous avions suspendu les importations pendant un mois… On a frôlé la pénurie ! Je n’ose même pas imaginer ce qui se serait passé. Ça peut faire tomber un gouvernement.»
Brisure d’Indochine
Au marché central de Dakar, Makhtar Ndiaye a deux téléphones portables posés sur son comptoir. Sa petite boutique, coincée entre une quincaillerie et un vendeur de tissus, abrite l’une des plus grosses maisons d’importation de riz du Sénégal. Via un trader installé à Genève, les frères Ndiaye font venir, tous les trois mois, des cargos de 30 000 tonnes de riz d’Argentine, d’Uruguay ou d’Asie. Il n’a aucunement ralenti le rythme de ses commandes. «Quand les consommateurs cherchent du riz entier, oui, ils commencent à se tourner vers celui de la vallée, concède le négociant en chemise à carreaux. Mais au quotidien, les Sénégalais veulent du riz brisé ! Or la brisure importée est deux fois moins chère…»
Cette forte demande de riz brisé - le sous-produit issu du processus de décorticage - n’est pas qu’une question de prix. C’est une habitude alimentaire héritée de la colonisation. La France réservait aux Sénégalais la brisure venue de ses rizières d’Indochine. «Pour payer ces importations, le Sénégal s’est spécialisé dans la monoculture d’arachide qui a très longtemps alimenté les huileries de Marseille et de Bordeaux, expliquait le président Abdoulaye Wade dans Libération en 2008. Avec l’indépendance du Sénégal, ce système s’est arrêté, mais notre dépendance vis-à-vis du riz est restée.»
Ces dernières années, l’implantation de rizeries modernes dans la vallée a augmenté la capacité de décorticage. «Le riz entier sénégalais est désormais de bonne qualité, mais on a des problèmes pour le commercialiser, les stocks s’accumulent», enrage Ousseynou Ndiaye, du Ciriz. Là encore, l’Etat a tenté d’aider les riziculteurs en imposant aux négociants un quota d’achat de riz national, proportionnel à la quantité qu’ils importent. «Le schéma est vertueux, estime Ousmane Mbaye. Il a fait ses preuves depuis deux ans.» Mais le directeur du Commerce intérieur imagine déjà un autre système de soutien aux producteurs : «Plutôt que de tout subventionner en amont - les intrants, les machines, l’irrigation, le carburant des motopompes -, l’Etat pourrait aider en aval, en donnant un coup de pouce sur le prix d’achat. Cela renforcerait leur compétitivité.»
Amadou dit que la course à la production va laisser les petits sur le carreau. Lui vise déjà plus gros, il envisage d’installer sa propre unité industrielle de décorticage. Il aimerait que sa fille, qui étudie le commerce à Saint-Louis, le seconde. Derrière la maison familiale, une nouvelle mosquée sort de terre. Amadou, en tant que parrain du village, en supervise la construction. «J’ai beau me comporter en technicien ou en chef d’entreprise, la vie d’un agriculteur est entre les mains de Dieu», rappelle-t-il. Au loin, tonne le «bazooka» : les détonations périodiques de cette machine sont censées effrayer les oiseaux qui peuvent ruiner une récolte en quelques heures. «Les ravageurs sont mes seuls ennemis», assure Amadou. Son riz pousse au rythme du canon. La bande-son de la bataille nationale pour l’autosuffisance.
Source originale: Bakel Info
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