Date: 16 octobre 2016
Source: TV5
Le livre-reportage Terres à vendre est une minutieuse enquête sur les rachats de terres agricoles par l'agroindustrie, de partout sur la planète. Un ouvrage édifiant et inquiétant sur un phénomène mondial en pleine expansion.
157 pages de textes, interviews, photos et infographies pour comprendre une somme de problèmes très importante, aux conséquences humaines et écologiques sans précédent : c'est le pari — parfaitement tenu — de Terres à vendre. Ce livre — certainement le plus complet sur le sujet — explore à travers 7 pays les causes et les effets des rachats de terres agricoles par des groupes industriels.
De l'Ethiopie aux Philippines, en passant par Dubaï, l'Ukraine, l'Indonésie, Madagascar, et le Brésil, la disparition de la paysannerie par l'accaparement des terres et l'extension de l'agro-industrie, y sont minutieusement analysées. Les photos, magnifiques, qui illustrent l'ouvrage, sont accompagnées de textes explicatifs et d'interviews de spécialistes, le tout agrémenté de "dataviz" (infographies) offrant une compréhension de chaque thème par la mise en perspective des données essentielles s'y reportant.
La préface de Terres à vendre, signée de l'agriculteur-syndicaliste et député européen écologiste José Bové, est intitulée : L'accaparement des terres, une nouvelle forme de colonisation. Terres à vendre sort le 14 novembre aux éditions Intervalles.
Entretien avec Cécile Cazenave, journaliste, coordinatrice et rédactrice de Terres à vendre :
Comment le projet de "Terres à vendre" s'est-il déclaré ?
Cécile Cazenave : Tout cela part du travail de quatre photographes italiens, basés à Rome et à Florence, dont les photos illustrent le livre. Ils ont créé le collectif, "TerraProject", et ces quatre-là ont lancé des reportages sur ce sujet (l'accaparement des terres agricoles, NDLR) durant plusieurs années. Ils ont financé ces reportages comme ils ont pu, ils ont beaucoup publié dans la presse internationale, mais on n'en a pas vu beaucoup en France, juste un peu par l'intermédiaire du magazine Géo. Ils voulaient donc regrouper ce travail dans un livre pour faire un peu date, marquer le coup. En France ils travaillent pour une structure avec laquelle je travaille moi aussi, et comme je suis spécialiste de l'environnement, et connais bien le sujet de l'accaparement des terres agricoles, ils m'ont appelé pour coordonner le livre. Je me suis donc emparée des photos et j'ai essayé de faire un livre où l'on ait un point de vue scientifique, parce qu'il me paraissait important de ne pas produire un livre militant. J'ai voulu que le discours soit informé et scientifique, tout en le rendant digeste, parce que ce sont quand même des sujets arides, complexes, qui touchent à plein de phénomènes. C'est pour ça que j'ai proposé un découpage thématique.
On a l'impression, à la lecture de Terres à vendre, que le problème récurrent de l'accaparement des terres est celui de l'agriculture capitalisée. Est-ce le sujet principal à votre avis ?
C.C. : Oui, et la majeure partie de l'accaparement se fait dans des cadres légaux. Les entreprises, quand elles sont étrangères, viennent directement louer des terres. Quant aux entreprises nationales qui sont tenues par des élites du pays, elles construisent des exploitations agricoles colossales en s'accaparant la terre de petits agriculteurs. Il peut y avoir aussi des investisseurs étrangers dans les entreprises nationales. Mais le gros problème, avec cette capitalisation de l'agriculture par des entreprises, c'est la prise de pouvoir grâce aux terres et aux ressources naturelles par le capital, qui prive les paysans de leur moyen de production, c'est-à-dire de leur propre capital. L'agriculture se capitalise, il y a des investissements colossaux, à la fois dans la terre, les moyens de production, mais aussi dans les ressources naturelles, comme les ressources hydriques. Il peut y avoir des privations de lacs, des constructions de barrages juste pour que ces entreprises puissent irriguer leurs champs de coton, d'oléo-protéagineux, etc…
Le problème de l'accaparement des terres agricoles n'est pas seulement économique. Votre ouvrage décrit la violence, les morts liées à ce phénomène dans certains pays. Peut-on parler d'une nouvelle forme de colonialisme ?
C.C : Il y a des ONG, des institutions comme au Brésil qui tiennent le compte, le registre des violences à l'encontre des défenseurs de la terre. Si on comptabilise les assassinats annuels, par exemple, qui sont de plusieurs dizaines, voire plus d'une centaine certaines années, le conflit foncier est à l'origine de la plupart de ces violences. Les violences dans les conflits fonciers se font contre ceux qui tentent de se défendre, c'est en augmentation, et cela a été chiffré. Les pays les plus violents à ce titre sont le Brésil, certains pays d'Amérique centrale et latine, comme le Honduras et la Colombie, et en Asie, les Philippines.
Sur le fait qu'il s'agit d'un nouveau colonialisme, on pourrait objecter qu'une entreprise privée étrangère qui vient prendre possession d'une terre pourrait payer un loyer, faire rentrer de l'argent dans le pays en question. Or il se trouve que la plupart des gouvernements qui libéralisent l'accès du marché à la terre, le font à des conditions extrêmement avantageuses pour les entreprises étrangères. En Ukraine, par exemple, un loyer est payé au paysan qui possède la terre, mais c'est 20€ l'hectare par an ! Un ouvrier embauché sur ces terres par les entreprises, c'est 200€ par hectare et par an. C'est dix fois moins cher que dans le Bassin parisien, par exemple, ce qui est colossal. Par ailleurs, toutes ces entreprises, pas la majorité, mais toutes, vont favoriser des cultures destinées à l'export. Donc, les agriculteurs vont perdre le contrôle de leurs terres, des ressources, et le contrôle de la production, puisqu'elle ne restera pas ans le pays. Donc, les accaparements par des sociétés étrangères peut s'apparenter à du néo-colonialisme, et encore plus quand ça peut devenir une politique agricole, comme au Mozambique où une opération porte sur 14 millions d'hectares, où la politique agricole va être dictée par le Brésil et le Japon !
Déforestation, mécanisation, remplacement des emplois agricoles par des emplois techniques, agriculture d'export : ce modèle semble se généraliser sur toute la planète ?
C.C : C'est un modèle dont les élites internationales sont convaincues. Leur idée est que la seule manière de développer un pays et nourrir la population passera par l'intensification de l'agriculture, et sa modernisation. Mais pas n'importe laquelle : la modernisation au profit de cultures d'exportation, c'est-à-dire l'entrée des pays dans le commerce international. C'est une doctrine, une idéologie. Si les gens qui nous gouvernent sont convaincus, tout le monde s'engouffre. Les institutions internationales viennent appuyer ces modèles de développement, les prêts vont être octroyés aux entreprises qui vont investir dans ce modèle, et pas à travers la relocalisation et de l'agriculture familiale, par exemple.
Y-a-t-il quand même une volonté politique de contrer ce phénomène d'accaparement des terres agricoles, pour freiner les problèmes écologiques, sociaux, économiques qui en découlent ?
C.C : Ce que les chercheurs disent aujourd'hui, c'est qu'à l'état de discours, de plus en plus de pays du Sud changent de braquet en ce moment. Ces gouvernants commencent à dire que leurs paysans sont aussi des créateurs d'emplois, de richesses, et qu'il s'agit de les protéger. La question, c'est de passer des discours aux actes. On peut quand même citer le Bénin, qui est un petit pays, mais qui a décidé de réformer son droit foncier pour protéger ses paysans. Pour l'instant il l'a fait de manière extrêmement efficace, en blindant son droit foncier, en faisant en sorte que la tentative d'accaparement ne soit quasiment plus possible. Le Bénin a décidé que sa priorité était sa souveraineté alimentaire, et a mis sa force politique au service de cette souveraineté. Au niveau de l'ONU, la reconnaissance du droit des paysans est initiée par la Via Campesina (mouvement mondial qui regroupe 176 organisations paysannes, NDLR), et pas du tout par des gouvernements. Quand cette organisation a lancé les démarches à l'ONU pour la reconnaissance du droit à la terre des paysans, du droit à l'eau, droit aux semences, ou contre les pesticides, elle s'est pris des bâtons dans les roues de tout le monde, et en particulier de l'Union européenne et des Etats-Unis, alors que l'Europe est le fer de lance pour la lutte contre le changement climatique ! Ce sont des positions très paradoxales. Mais il faut imaginer quand même que les lobbies à l'œuvre dans cette histoire sont extrêmement puissants. L'agro-industrie c'est un très très gros lobby européen…
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