Date: 06 octobre 2017
Souce: Farmlandgrab
Par: Mohamed Gueye
Établie depuis bientôt trois ans dans la région de la vallée du fleuve Sénégal, la Compagnie agricole de Saint-Louis a l’ambition de produire du riz à une échelle quasi industrielle. Elle dispose pour cela de terres, d’un financement très généreux, et de la bienveillance des autorités. Bizarrement, ses dirigeants préfèrent garder le silence.
Ross Bethio est un hameau sorti de sa tranquillité, qui a grandi très vite, depuis moins d’une dizaine d’années, grâce au développement de la culture du riz. À environ 60 km au nord de Saint-Louis, la ville située au cœur de la zone de développement de cette céréale. Depuis que les gouvernements successifs ont décrété que le Sénégal devait atteindre l’autosuffisance en riz en 2018, tous les espaces libres dans la région sont mis en valeur; et les terres, quand on en trouve, se négocient à prix d’or. C’est dire qu’une société qui vient acquérir près de 4 500 hectares attire forcément les regards. La Compagnie agricole de Saint-Louis (CASL) y déploie une activité qui passe de moins en moins inaperçue.
Situées à une dizaine de kilomètres environ de Ross Bethio, les terres de la CASL sont bordées sur une bonne partie au nord par le fleuve Sénégal, ce qui facilite fortement l’irrigation. Opérationnelle depuis bientôt trois ans, la Compagnie se vante d’avoir produit, dès sa première saison, plus de 60 000 tonnes de riz blanc. Dans le long terme, selon les déclarations de certains dirigeants de l’Agence nationale de promotion des investissements (Apix), auprès de laquelle la compagnie a été enregistrée, elle devrait contribuer à produire environ 400 000 tonnes de riz blanc, soit un peu moins de la moitié de ce que le gouvernement du président Macky Sall veut réaliser. Et cela sur environ 400 000 ha de terres que la compagnie souhaite obtenir avec l’appui des services de l’État.
Une étude publiée en mars 2017 par le Groupe de réflexion sur la sécurité alimentaire (GRSA) a jugé que l’approche de la CASL comporte des avantages et des inconvénients: l’accès à la terre est négocié avec les paysans, mais les compensations sont minimes. Des aménagements sont réalisés en faveur des paysans, mais ceux-ci auraient quand même préféré les entretenir et les exploiter eux-mêmes.
Des capitaux français et un fils de chef d’État
Immatriculée comme entreprise à capitaux français et sénégalais, la CASL est détenue en majorité par une société française dénommée Arthur Straight Investissements (ASI), dirigée par M. Laurent Nicolas. À Saint-Louis, les opérations sont sous la tutelle de M. François Grandry, dont une partie de la famille s’est établie au Sénégal à l’époque de la colonisation française, et s’est longtemps activée dans l’agro-industrie.
Parmi les fondateurs de la CASL, l’on retrouve un ancien cadre dirigeant du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR), M. Ousseynou Ndiaye, producteur de riz bien implanté dans son terroir. À Ross Bethio, les autorités se souviennent qu’il a démarché les villageois pour obtenir qu’ils lui cèdent des terres, ou qu’ils établissent un protocole qui permettrait à certains d’entre eux de produire du riz pour le compte exclusif de la CASL. Pour sa part, il assure n’avoir pas joué d’autre rôle que celui de consultant pour la société à ses débuts. «Je n’ai poussé personne à vendre ses terres», a-t-il soutenu. Mamadou Diallo, ancien directeur de l’Agriculture à l’époque du président Wade, se rappelle que le défunt Hamath Sall, ancien ministre de l’Agriculture, avait été également associé au projet. Mais le partenaire sénégalais le plus en vue dans ce projet n’est autre que Makhtar Diouf, dit «Pedro», fils aîné de l’ancien président de la République Abdou Diouf. Depuis l’arrivée au pouvoir de Macky Sall, proche de son père, il a notamment acquis le monopole du contrôle de la charge à l’essieu des véhicules poids lourds, sur l’axe Dakar-Bamako.
Sa compagnie (Afrique Pesage) n’était pas connue avant de décrocher ce contrat, et ne semblait pas disposer de l’expérience nécessaire pour cette activité. De même, bien que très proche des puissants et influents chefs religieux mourides de Touba, «Pedro» Diouf n’était pas connu pour posséder des terres destinées à l’agriculture. Il semble néanmoins être fortement impliqué dans la production du riz dans la Vallée, à travers la Compagnie agricole de Saint-Louis.
Interpellé sur sa participation dans le montage financier qui a permis de mettre en place la société rizicole, «Pedro» Diouf, après plusieurs relances au téléphone, n’a jamais voulu nous parler. Mieux, il a demandé à des fonctionnaires de l’Apix, par lesquels nous avions pu obtenir son contact, de «demander aux journalistes de ne plus l’importuner». François Grandry n’a pas appliqué une stratégie vraiment différente. Très cordial au cours d’un séminaire, son attitude a changé du tout au tout, quand il a su qu’il avait affaire à un journaliste. C’est pourtant, au cours du même séminaire à Saint-Louis, qu’il se vantait d’avoir pu produire, dès sa première saison, environ 60 000 tonnes de riz blanc, et d’avoir fait travailler plus de 5 000 personnes. Et il annonçait une plus grande extension de l’activité de sa société dans les mois suivants.
Générosité de la BAD
Il est avéré que la Banque africaine de développement (BAD), conjointement avec la banque européenne d’investissement (BEI), a accordé un financement de plus de 30 millions d’euros pour le développement des activités de la CASL. C’est plus que ce qu’a jamais reçu une entreprise individuelle au Sénégal dans le domaine agricole ou même agro-industriel. Au bureau de la BAD à Dakar, on n’a qu’une seule explication, «la volonté du Sénégal de devenir autosuffisant en matière de production de riz doit être encouragée. Et le DG de la BAD a dit que c’est le secteur agricole qui est susceptible de créer le plus d’emplois en Afrique».
Silence à tous les niveaux
Pourquoi cette sollicitude envers ce projet, et quelles sont les garanties offertes ? Pourrait-on s’attendre à voir d’autres projets agricoles recevoir des financements similaires ? Pour toutes ces questions, et d’autres encore, le représentant-résident de la BAD à Dakar, nous demandera de transmettre à ses services un courrier exprimant notre demande d’interview, pour qu’il ait le temps de se préparer et de donner les bonnes réponses. Depuis la fin du mois de mai, il ne semble pas encore avoir terminé sa préparation. La même attitude semble avoir été adoptée du côté des pouvoirs publics. Si prompt à communiquer pour démontrer les efforts qu’il accomplit dans le domaine de la production de riz, le ministère de l’Agriculture plonge dans le mutisme quand lui est posée la question du financement accordé à la CASL. De plus, alors que des sociétés beaucoup plus vieilles et expérimentées ont des difficultés à être financées, la société franco-sénégalaise parvient à trouver, presque en claquant des doigts, plus de 31 millions d’euros. Cela aurait mérité que ses contributeurs en parlent plus longuement qu’ils ne l’ont fait à ce jour.