Date: 1 novembre 2019
Source: Fance 24
Par : Patrick FANDIO | Guy Marie BANDOLO | Michel MVONDO | Simon BATOUM
Dans les forêts tropicales du Cameroun, les caméras de télévision ne sont pas les bienvenues. Nos journalistes ont enquêté sur les dégâts causés par la culture intensive de l'hévéa, l'arbre qui fournit la matière première du caoutchouc, dont l'industrie est friande. Des multinationales, et notamment l'entreprise Sud Cameroun Hévéa, sont accusées de déforestation massive et de menacer la réserve du Dja, classée au patrimoine mondial de l'Unesco. Enquête exclusive.
La liste des griefs est longue contre Sud Cameroun Hévéa, filiale du géant du caoutchouc de Halcyon Agri, basé à Singapour : 10 000 hectares de forêt rasés en huit ans, accaparement des terres, expropriation des populations autochtones pygmées sans indemnisation, menace sur la réserve naturelle du Dja, l'un des poumons verts de la planète... Dans le sud du Cameroun, la société exploite une concession de plus de 100 000 hectares de terres.
Face à tous les abus dont elles l'accusent, les communautés locales s'organisent avec le soutien de l'ONG Greenpeace Afrique. L'organisation environnementale dénonce l'exploitation anarchique des terres par le géant mondial du caoutchouc, fournisseur de matières premières pour les pneus de ses clients Michelin, Goodyear, Continental ou encore Bridgestone.
Passe-droits ?
Au cours de notre enquête, nous remarquons que la concession attribuée à Sud Cameroun Hévéa est située à proximité de Mvomeka'a, la ville natale du président Paul Biya. Sylvie Djacbou, chargée de campagne de Greenpeace Afrique, nous assure par ailleurs que les populations locales n'ont pas été informées du projet de concession et que leur consentement n'a pas été requis avant toute exploitation.
Autre curiosité, l'entreprise bénéficierait de passe-droits, comme des exemptions fiscales pendant dix ans ou encore de la liberté d'étendre la superficie de son exploitation.
Enfin, selon Greenpeace, Sud Cameroun Hévéa n'a pas réalisé d'étude d'impact environnemental. Sur des cartes satellitaires, nous constatons aussi que la concession et la déforestation avancent vers la réserve du Dja, classée depuis les années 1980 au patrimoine mondial de l'Unesco.
Pendant de longs mois, nous contactons Sud Cameroun Hévéa afin de recueillir leur point de vue. Jimmy Francis, le directeur général de Sud Cameroun Hévéa, nous invite finalement à le rencontrer dans ses bureaux à Yaoundé. Il affirme que depuis 2017, l'entreprise mène une politique de "zéro déforestation". Pour preuve, il affirme avoir décidé de rétrocéder 25 000 hectares de terres aux populations locales. Avant tout reportage sur le terrain, Jimmy Francis exige que nous obtenions l'autorisation du sous-préfet de Meyomessala, dont dépend sa concession et exige un droit de regard sur le contenu de notre sujet.
Nous allons donc rencontrer le sous-préfet de Meyomessala, qui se dit tout d'abord réticent à tout reportage dans son arrondissement. "C'est la zone du chef de l'État. Sécurité maximale", nous lance-t-il. Il convoque même une réunion de sécurité avec tous les services spécialisés chargés de la protection du président Paul Biya. Nous sommes interrogés sur nos motivations et accusés par certains participants à la réunion de prêter main au "complot international" contre le Cameroun... À la fin de l'échange, nous sommes finalement autorisés à réaliser notre reportage, mais à condition de ne pas filmer les propriétés du président Biya. Ce qui "justifierait notre expulsion immédiate", a assuré le sous-préfet.
Plus qu'un campement de pygmées sur cinq
Nous entamons enfin notre périple dans les forêts de Meyomessala, accompagnés de Marie Ba'ane, directrice d'une ONG locale de défense des droits des pygmées Baka. Du moins ce qu'il en reste. Parcourant des dizaines de kilomètres à pied, nous avons retrouvé le seul campement de pygmées sur les cinq que comptait l'arrondissement. Le récit de la déforestation que nous font ces autochtones est glaçant. Parfait, l'un des rares pygmées à parler le français, raconte une perte inestimable de terres et une menace de disparition qui pèse sur sa communauté. Marie Ba'ane affirme même que la direction de Sud Cameroun Hévéa n'a jamais reconnu l'existence de pygmées sur sa concession.
Plus loin, c'est une autre famille que nous rencontrons. Leur étang piscicole a été englouti par la concession sans indemnisation. Depuis trois ans, Cyriaque et sa mère réclament plus de 85 000 euros à la filiale de Halcyon Agri. Une plainte que nous avons souvent entendue auprès des populations désabusées et amères face à l'annexion progressive de leurs terres par Sud Cameroun Hévéa.
De retour à Yaoundé, nous avons à nouveau contacté la direction de Sud Cameroun Hévéa, qui est restée catégorique sur sa volonté de modifier le contenu de notre reportage et n'a pas donné suite à nos demandes de tournage.