« Toutes les prérogatives liées à la terre devraient être réunies au sein d’un ministère indépendant » (Joseph Feyertag, ODI) | Land Portal

(Agence Ecofin) - Ces dernières années, l’idée selon laquelle l’Afrique possèderait de vastes terres arables « libres » qui ne demandent qu’à être valorisées pour développer la production agricole, s’est répandue. Cela aiguise les appétits de nombreux spéculateurs fonciers et certains Etats ont même réformé leur législation pour attirer des investissements étrangers dans le foncier. Mais cette conception, reflète-t-elle vraiment les réalités du terrain ? Non, d’après Joseph Feyertag, chercheur à Overseas Development Institute (ODI). Dans un entretien accordé à l’Agence Ecofin, l’expert indique que le paysage foncier du continent est loin d’être aussi disponible quand on prend en compte la complexité des réalités locales. 

Agence Ecofin : La vision d’un continent africain disposant d’un important réservoir de terres arables « inexploitées » est-elle justifiée selon vous ? 

Joseph Feyertag : Je dirai à la fois oui et non. D’abord, presque toutes les terres localisées en Afrique sont revendiquées. Au niveau des droits fonciers, cela implique souvent une complexité de situations au niveaux individuel, communautaire, coutumier et étatique. Cela signifie que la terre a plusieurs propriétaires. Une famille peut détenir la terre et l’assigner à un individu. Mais la terre peut également être détenue par la communauté ou la chefferie, tout en étant répertoriée comme appartenant aux autorités locales.

En matière de disponibilité de terres, il y a très peu de parcelles qui n’appartiennent pas à des individus, à la communauté ou à l’Etat. Maintenant, quand on parle de terres inexploitées, je pense que la question est beaucoup plus complexe.

Il y a de toutes les façons, un vrai potentiel en Afrique, en ce qui concerne la mise en valeur des terres pour l’augmentation de la production agricole. Mais, il faut savoir que la complexité de la gouvernance foncière créée de nombreuses incertitudes. En l’absence de clarté, les personnes qui travaillent sur la terre, en majorité les femmes, ne sont pas en sécurité par rapport à leurs droits fonciers. Elles s’inquiètent du fait d’être dépossédées de la terre par le gouvernement, les chefs ou encore d’autres membres du voisinage ou de la communauté.

Cela les empêche de faire des investissements productifs dans la terre, qui pourraient leur permettre d’accroître la productivité agricole. Par exemple, un exploitant n’a aucune raison de faire un investissement à long terme comme la mise en place de cultures pérennes s’il redoute que la terre soit confisquée dans 5 ans.

AE : Avez-vous des estimations par rapport à la superficie réelle de terres arables inexploitées en Afrique ?

Joseph Feyertag : Je n’ai pas d’estimations et je serais même sceptique par rapport aux chiffres qui sont avancés. La Banque mondiale a une fois estimé que l’Afrique possédait plus de 200 millions d’hectares de terres arables qui n’étaient pas utilisées pour la production agricole. Cependant, la réalité est qu’aucune de ces terres n’est vraiment « libre ».

La plupart des terres en Afrique sont utilisées sous une forme ou une autre. Dans les zones rurales, si elles ne sont pas utilisées pour la production végétale, elles sont exploitées comme des lieux de pâturage pour assembler le fourrage pour le bétail ou même pour faire la chasse, sans forcément être étiquetées avec un titre de propriété précis.

AE : Cela veut donc dire que les terres dites « libres » ne le sont pas vraiment… 

Joseph Feyertag : Le problème avec ces estimations est qu’elles se basent sur l’idée étroite d’une possession légale de la terre par un individu ou l’Etat. Une grande majorité, environ deux tiers des terres en Afrique subsaharienne, est détenue sous le régime foncier coutumier ou en tout cas sous un régime traditionnel. Des efforts ont été réalisés dans de nombreux pays pour formaliser cette forme de propriété foncière, par exemple en utilisant la certification foncière communautaire. Mais globalement, le pourcentage des propriétaires fonciers en Afrique possédant une certification formelle de leur titre de propriété foncière, que cela soit de manière individuelle ou conjointe, est très faible.

Une récente étude de la plateforme Prindex a révélé que seulement 63 % des propriétaires fonciers en Afrique subsaharienne disposaient d’un document officiel pour prouver leur droit de propriété sur leur maison ou leur propriété, comparativement à 99 % en Amérique du Nord. Dans des pays comme la Sierra Leone, la part des propriétés foncières enregistrées de manière formelle est encore plus faible. Il est vrai qu’une terre qui n’est pas reconnue de manière formelle est sujette à des abus, soit par les acteurs étrangers ou des élites locales qui peuvent manipuler le système en leur faveur, et ce, même si la terre est détenue par une famille ou une communauté à travers des générations, voire sur des centaines d’années.

 

Mais d’un autre côté, la sécurité garantie par les systèmes traditionnels ou coutumiers peut être très forte dans la mesure où tout le monde dans le voisinage ou dans la communauté sait qu’une parcelle donnée est détenue par une famille particulière. Cependant, de manière fondamentale, ces droits ont besoin d’être inscrits dans la loi. Généralement, ils ne le sont pas, ce qui cause de l’incertitude et des griefs, surtout lorsque les étrangers sont impliqués. C’est pourquoi il y a des efforts en cours actuellement dans plusieurs pays africains pour délivrer des titres de propriété individuels comme au Rwanda ou des titres communautaires comme en Zambie.

AE : Vous évoquiez la nécessité d’accélérer le processus de recensement des terres par les gouvernements et de formalisation de la propriété foncière. Comment ce processus peut-il se mettre en place en prenant en compte les réalités rurales ? 

Joseph Feyertag : Il s’agit d’une question épineuse. Mais il y a certains succès. Je citerai le Rwanda comme un bon exemple de réussite qui peut être atteint sur le continent. Après le génocide, le gouvernement, dans le cadre de sa stratégie de réconciliation et de paix, a enregistré chacune des parcelles dans le pays. Au bon moment, les donneurs internationaux comme le Royaume-Uni sont venus apporter l’appui technique et les fonds nécessaires pour entreprendre l’enregistrement massif des terres. Il y a aussi le programme foncier « Land Investment for Transformation (LIFT) » en Ethiopie qui a bénéficié d’un soutien similaire. Une autre manière d’accélérer le recensement est l’utilisation de la technologie digitale, comme la cartographie des terres en utilisant des technologies géospatiales. La digitalisation offre des possibilités pour enregistrer la terre de manière efficace et à un coût très faible, même si les utilisateurs doivent prendre en compte les communautés locales sur le terrain.

Cela étant dit, je pense surtout que la difficulté réside du côté des autorités politiques. Même s’il y a beaucoup de possibilités de finanements internationaux pour les Etats africains afin de les aider à enregistrer de manière formelle, la volonté politique n’est pas toujours présente. Il y a une multitude de raisons qui expliquent cette situation. Dans certains gouvernements, les autorités en charge de la terre sont nombreuses. On peut notamment avoir pour la gestion du foncier, le ministère de l’Agriculture, le ministère de la Terre, le ministère du développement rural ou encore le ministère des Finances. Toutes les prérogatives liées à la terre de près ou de loin devraient être réunies au sein d’un ministère indépendant.

Dans d’autres pays, il y a des intérêts particuliers qui peuvent être menacés par une réforme foncière. Cela peut-être un membre du gouvernement, une banque, une compagnie ou un investisseur international qui possède un terrain qui pourrait être menacé par une réforme foncière. Cela peut amener certaines parties à utiliser leur pouvoir de véto pour retarder ou interrompre complètement le processus de réforme foncière.

 

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